Par Bernard Gensane, Université de Poitiers
"Si vous croyez que la clé de la liberté se trouve derrière une loi injuste qu'il suffit d'abolir, dites-vous que cette loi a été inscrite de votre propre main sur votre propre front". (Khalid Gibran)
Je voudrais m'arrêter un instant sur un document que tous les collègues n'ont pas encore lu, un document plus important, à mes yeux, que le texte de la loi car il permet de nous imprégner de l'esprit même de la contre-réforme et, concrètement, de savoir de quoi l'avenir sera fait.
On trouve le Cahier des charges aux adresses suivantes :
(accueil) https://www.igf.minefi.gouv.fr/sections/les_rapports_par_ann/2007/cahier_des_charges_e/view
Ce texte est signé conjointement par des hauts fonctionnaires de l'inspection générale des finances et par des hauts fonctionnaires del'inspection générale de l'administration de l'éducation nationale et de larecherche.Ces éminences, dont le statut est, pour le moment, en béton, ont donc rédigéun document qui vise à privatiser, à financiariser l'université. Je peuxvous assurer que ces huit personnes ont mis, non seulement tout leur zèle dans la rédaction de ces pages, mais encore toute leur jouissance.Ce qui est très frappant, au premier abord, c'est que ce document ne parle jamais d'enseignement, mais de « gestion budgétaire et financière », de gestion des ressources humaines (l'expression " ressources humaines " vient de l'entreprise privée et n'avait pas cours il y a trente ans dans l'administration publique), de « gestion immobilière » (les universités vontdevenir des agences immobilières stricto sensu et certains de nos collègues- contre primes sonnantes et trébuchantes - ont déjà enfilé l'habit d'agent immobilier), et enfin de « pilotage et de relation avec la tutelle ». Alors que Madame Pécresse, et les médias qui la relaient, parlent d'«autonomie » des universités, ce document prouve que d'autonomie, il n'y en aura jamais plus. Tous les établissements seront en effet surveillés, en temps réel, par le panopticon du ministère, dans un constant mouvement d'action et de rétroaction. Le Cahier des charges permettra « d'apprécier lacapacité des universités à assumer les nouvelles compétences prévues par laloi et à en tirer le plus grand parti ». Chaque université devra donc s'auto-évaluer en permanence, s'évaluer par rapport aux autres, tandisqu'elle sera, comme toutes les autres, évaluée par l'administration centraleen fonction de critères qui seront, on va le voir, de moins en moins universitaires. Toute décision du conseil d'administration sera « approuvée par arrêté conjoint du ministre chargé du budget et du ministre chargé del'enseignement supérieur ».
Les personnels universitaires (enseignants, administratifs et techniques) ne seront plus rétribués par l'État, mais par les établissements eux-mêmes. Le document présente ce changement comme une « liberté » puisque le fléchage central des crédits diminuera. Le hic, c'est que la « fongibilité » des crédits sera « asymétrique » (il faut être au moins inspecteur général des finances pour inventer une expression aussi naturaliste qu'opaque). En aucun cas, en effet, l'enveloppe accordée aux personnels ne pourra être majorée. Elle pourra, en revanche, être diminuée au profit des crédits de fonctionnement et d'investissement. Vous pouvez faire toute confiance aux trois-quarts des présidents de la CPU, qui réclamaient cette loi depuis des années, et qui l'ont largement inspirée (ils ont donc toute l'objectivité nécessaire pour en parler), pour faire des économies « inévitables » (aucune ironie de ma part : elles seront inévitables) aux dépens de la rétribution des personnels. En clair, les personnels en place risqueront d'être moins payés, tandis que les personnels à recruter, dans la mesure où l'emploi sera « librement déterminé » par les établissements, se verront offrir des contrats (ce sera le cas, dès l'année prochaine, pour les personnels BIATOSSde rang B voulant passer rang A) " personnalisés ", globalement à la baissedans la mesure où les avancements de carrière ne seront plus du toutgarantis. Si cette catégorie de personnel a tout de suite fait l'objet d'untraitement de faveur, c'est parce qu'elle sera au centre de la " gouvernance" (autre vocable de l'entreprise privée), et donc d'une nécessaire docilité.Les universités devront recruter - aux dépens du personnel enseignant, par exemple - de nombreux personnels de gestion. En effet, la « fonction financière » des établissements sera tellement importante et délicate quedes cadres nombreux et de bon niveau seront nécessaires. Ce n'est pas dans le texte, mais je vous fiche mon billet que ces personnels auront pris lepouvoir dans les universités avant dix ans. La tâche de ces experts sera ardue. Il leur faudra prendre en compte l'exécution budgétaire passée et la répartition des crédits entre unités budgétaires. Ils devront suivre pas à pas le déroulement de l'exécution budgétaire, effectuer un bilan annuel,maîtriser l'exécution budgétaire, optimiser celle-ci en réorientant les crédits en cours d'année et en limitant les reports de crédits. Les universités disposant, en principe, d'une masse budgétaire double de celleactuellement à leur disposition, elles devront éviter de voter des budgets en déséquilibre, négocier sur des bases objectives le volet financier deleurs contrats pluriannuels, et « apprécier si elles sont capables desupporter dans la durée le coût de leurs décisions de gestion, notamment enmatière de ressources humaines ou en matière immobilières ». Ces deux ressources figurant dans la même phrase, on sent bien que, dans l'esprit de nos éminences, les cerveaux ne compteront pas plus que les briques. C'est pourquoi les universités devront réaliser chaque année des « analyses financières rétrospectives et prospectives », en évaluant « le coût à court et moyen terme » de leurs décisions importantes.
La comptabilité des établissements aura été « remise à plat ». Le diagnostic des comptes devra être « de qualité », en particulier dans le domaine patrimonial. Pour « tirer le plus grand bénéfice de la réforme » (on neparle toujours ni d'étudiants, ni d'enseignants, ni de recherche), lesétablissements devront limiter au maximum la part des crédits considéréscomme fléchés, c'est-à-dire (à noter que les auteurs n'utilisent jamais "c'est-à-dire ", mais " i.e. ") dont l'emploi « n'est pas fixé parl'université mais par le financeur ». Une part des crédits sera évaluée enfonction « d'une appréciation de la performance des composantes », et passeulement en fonction « du nombre d'étudiants ». Ouf ! Nous sommes à la page6 du Cahier. Nos hauts fonctionnaires se souviennent brutalement qu'ilexiste des étudiants, mais ils en parlent à regret, de manière négative.Qu'en sera-t-il, dans les faits, de la gestion des ressources humaines ?Trois articles du « nouveau Code de l'éducation » (954 1, 2 et 3) sontcapitaux. Le conseil d'administration définira la répartition de service despersonnels enseignants et de recherche. Le conseil d'administration pourracréer des « dispositifs d'intéressements permettant d'améliorer larémunération des personnels ». Le Président de l'Université (lui seul)pourra recruter « pour une durée déterminée, des agents contractuels pouroccuper des fonctions techniques ou administratives de catégorie A » ou «pour assurer par dérogation [S] des fonctions d'enseignement et de recherche». Les articles que je viens de citer ont été pensés pour faire disparaîtrela fonction publique de l'enseignement supérieur, comme c'est le cas dans denombreux pays d'Europe et d'ailleurs. Tout président pourra, dans le secretde sa conscience, récompenser « le mérite et l'implication des personnels ».Chaque fin de mois, les personnels seront rétribués par un établissement quidevra « sécuriser le processus de paye ». Le payement pourra faire l'objetd'une « procédure de paye à façon », « prestation payante proposée par leTrésor Public », ou d'une « paye interne », qui serait une « solutionprudente ». Comme pour toute entreprise privée, le « pilotage » de la massesalariale va « devenir un enjeu essentiel pour les universités ». Lesuniversités devront se doter d'un « logiciel de pilotage » (avec un pilotepour piloter, j'imagine), elles devront analyser finement les « effetsvolume » (?), les « effets prix » (?). Les auteurs du Cahier sachantpertinemment que les universités risquent de n'avoir ni les compétencesfinancières ni les compétences techniques pour accomplir ce travail, ilssuggèrent qu'elles « mutualisent » cet effort, car « il serait dommage queles universités se préparent en ordre dispersé à affronter un défi (je suisdéçu : j'attendais " challenge ") qui se présentera partout dans les mêmestermes. Il existe d'ailleurs un Guide pratique du pilotage de la massesalariale (voir le site performance-publique.gouv).
Il faut attendre la page 10 pour que les auteurs du Cahier abordent ladimension « qualitative » de la réforme. Pour les inspecteurs, qualitésignifie avant toute chose « redéploiement ». En fonction des « besoins »,bien sûr, en recrutant largement, à l'extérieur, des personnels enseignantstitulaires (tant qu'il en restera, il suffit d'aller voir ce qui s'est passéà France Télécom, à La Poste ou à EDF), ainsi que des personnels nonenseignants non titulaires, chaque université pouvant jouer « sur lesmodalités et les volumes de recrutement, sur les modalités de rémunération,de promotion et de carrière, de représentation, de régime horaire et decongés ». Tiens, tiens, pourra-t-on nous expliquer ce que les congés (dematernité, par exemple) ont à voir avec la rémunération et la promotion despersonnels ?
Les présidents pourront récompenser les plus méritants. Ils pourront «concentrer les primes [S] sur un nombre raisonnable [sic] de bénéficiaires». Ce qui permettra d'« élever » le montant des primes. Les primes pourrontêtre modulées « en fonction de la manière de servir ». Vous avez bien lu : "servir ". Oui, il conviendra d'être les fidèles serviteurs de l'Universitérénovée.
Concernant la gestion immobilière, les universités pourront « aliéner toutou partie de leur patrimoine ». Elles seront forcément conduites à le faire.Elles auront besoin de cache-flot (je m'initie au langage de l'InspectionGénérale). Elles se retrouveront dans la situation, par exemple, de FranceTélécom qui vend ses bâtiments pour avoir du cache-flot et qui, l'instantd'après, les loue car il faut bien se loger. Avant de vendre, lesuniversités pourront faire appel à des expertises privées pour évaluer leursbiens. Pour les universités, connaître en temps réel leur valeurpatrimoniale impliquera un suivi de tous les instants, et l'obligationd'entrer dans une logique capitalistique et marchande afin de fairefructifier leurs biens. Mais il est clair que, dans l'esprit des rédacteursdu Cahier des charges, les établissements finiront, à terme, par vendre leurimmobilier (« traduire dans les comptes la diminution progressive de lavaleur des biens de l'université »). Ils vendront, simplement parce quel'université française possède un formidable patrimoine que le privéconvoite depuis longtemps (mais il y a loin de la poubelle de Toulouse leMirail - invendable en l'état - à l'ancienne faculté de droit de Poitiers),et qu'elle ne pourra pas garder éternellement parce que les établissementsdevront désormais « supporter les charges budgétaires liées auxamortissements », jusqu'à présent à la charge de la collectivité nationale.Restent le pilotage et les relations avec la tutelle. On a beau êtreautonome, on n'en est pas moins tenu de fournir une « information régulière», après s'être doté « d'instruments d'audit interne et de pilotagefinancier et patrimonial selon des modalités fixées par décret ». Pour êtreefficace, il conviendra d'élaborer « un schéma directeur des systèmesd'information », accompagné d'un « renforcement des fonctions techniques etpolitiques dédiées [sic] au système d'information ». Dans la mesure où lesétablissements seront surveillés en temps réel, il sera possible « d'adapterles objectifs et le programme de travail de l'Agence de mutualisation desuniversités et établissements ». Comme on sait, par ailleurs, que larecherche sera elle aussi pilotée par Paris, les conséquences de la nouvelleloi seront la disparition d'un grand nombre d'établissements ou, à tout lemoins, de parties d'entre eux, le regroupement autoritaire d'universités quiauront réussi à préserver provisoirement leur intégrité, et la constitutiond'énormes pôles, non pas d'excellence, mais de rentabilité. Cette masseconsidérable d'informations à fournir (nos hauts fonctionnaires, nourris deculture française, utilisent le terme reporting, trouvé, j'imagine, dansleur lecture du Financial Times) au ministère impliquera, je l'ai dit, lerecrutement d'une armée de clercs, des contractuels, cela va sans dire.Les universités joueront leur existence dans une sorte de Bourse (aussirationnelle que les " Stock Exchanges " que nous connaissons déjà). Elles nes'en sortiront que si elles offrent une « sécurisation juridique etfinancière » de leur fonctionnement.
Il aurait suffi, il y a quelques mois, qu'une poignée de conseilsd'administration se sabordent et boycottent la Loi Pécresse (un seul vientde le faire tout récemment). L'histoire aurait basculé en faveur desdéfenseurs du service public, de la vraie mission de l'Université qui n'estpas de faire des affaires, de coller au train du patronat en fournissant,loin de tout projet humaniste, des compétences sans aucune réflexioncritique, de marchandiser le savoir et de précariser tous ses personnels.Nos présidents ne pouvaient prendre cette initiative. Ils veulent êtreréélus. Un coup de pied dans la fourmilière, et ils auraient dû faire unecroix sur des lendemains qu'ils croient enchanteurs et qui ne le seront pas.Maîtres en leur demeure, recevant des émoluments assurément plus élevésqu'aujourd'hui, ils devront cependant filer doux devant les vrais détenteursdu pouvoir.
Il y a beaucoup plus préoccupant que les calculs tactiques des présidentsd'université. Les universités européennes sont entrées dans un processus d'«économie de la connaissance », pour reprendre une expression officielle deBruxelles. Qui dit économie dit compétition, raréfaction, renchérissement deces connaissances. Le premier chapitre du Cahier des charges, celui quicommande le reste, s'intitule, je le rappelle, « la gestion budgétaire etfinancière ». Ce qui sous-entend clairement que les universités vont devenirdes entreprises, mais non des entreprises industrielles vendant (ouachetant) des brevets ou des diplômes, ce qui serait déjà un pur scandale :elles seront des entreprises financières, ce qui est une horreur.À très court terme, les droits d'inscription des étudiants vont exploser.Lorsque la loi était encore en discussion, les responsables des syndicatsétudiants s'étaient polarisés sur ces droits, sans regarder plus loin que lebout de leur nez. Madame Pécresse leur avait donné momentanémentsatisfaction pour obtenir leur neutralité bienveillante. Que cesresponsables aillent observer ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis :comme leurs parents victimes des taux de crédit immobiliers, des milliersd'étudiants ne peuvent plus rembourser les sommes considérables empruntéespour financer leurs études.
Concluons : l'objectif de cette loi et de son Cahier des charges est de détruire l'université française en tant qu'outil de formation et d'émancipation afin de la soumettre - classement de Shanghai oblige - aux desiderata du CAC 40. Pour faire entrer en application un projet, une loi aussi réactionnaires, il fallait interdire tout espace de contestation en réduisant le poids du conseil d'administration, en introduisant des chefs d'entreprise en tant que tels dans les instances dirigeantes, en réduisant l'influence des personnels et des étudiants. Ce déni de démocratie coupera à jamais l'Université de la citoyenneté, du politique au sens noble du terme. Les marchés apprécient déjà.
* * *
Quelques calculs complémentaires
par Bernard Cros, Université Paris 10
Voici les occurrences de quelques termes (pris au hasard...) dans le cahier des charges (18 pages) :
enseignement : 12 occurrences
étudiant(s) : 2
professeur : 1
cours : 0
faculté : 0
ressources humaines : 11
gestion : 67
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