Par Cédric Foellmi, Laboratoire d’Astrophysique de Grenoble, le 17 octobre 2007
On n’a pas trouvé l’électricité en améliorant la bougie. On n’a pas trouvé la relativité générale en cherchant le GPS. On n’a pas trouvé les disques durs en cherchant la magnétorésistance géante. C’est une évidence que cette lettre ouverte d’un jeune astronome au Président de la République cherche à rappeler. Le métier de chercheur en science fondamentale est en danger parce qu’on assèche sa liberté, sa liberté d’action. C’est une préoccupation permanente et quotidienne. Malgré son évidente naïveté, une lettre ouverte permet une plus grande liberté d’expression. Et c’est bien de ça qu’il s’agit.
Mr. le Président,
Je vous écris pour vous parler de la recherche française. Pas de recherche et développement, ou d’innovation, mais de recherche fondamentale publique civile. Ma démarche est totalement personnelle. Je ne viens pas simplement vous dire que la recherche va mal. Vous le savez déjà, et d’autres vous l’ont déjà dit beaucoup mieux que moi. Le problème je pense, c’est que vous n’avez pas du tout compris pourquoi ni comment la recherche fonctionne, et quel est son intérêt fondamental pour tout le monde. Cette incompréhension me gêne, et surtout, me semble décider de mon avenir. Je viens donc insister sur un seul point central : la liberté. Rassurez-vous, je vous épargnerai la bête énumération des conséquences d’un sous-financement chronique, bien que, vous l’aurez compris, je viens quand même vous réclamer beaucoup d’argent. Et même plus, puisque je souhaiterais que vous, et tout le monde à travers vous, compreniez que lier la recherche fondamentale à ses applications industrielles, c’est assurément détruire la première aujourd’hui, mais également les secondes demain.
Sachez avant tout que je suis, économiquement parlant, parfaitement inutile. Je n’ai par exemple aucun contact avec une quelconque industrie ou entreprise de ce pays ou d’un autre, grande ou petite, et cela ne m’intéresse pas du tout. C’est précisément ma parfaite inutilité économique directe qui me fait également croire que mon cas, aussi minuscule soit il, est représentatif d’une large portion silencieuse du corps des chercheurs de ce pays. Comme beaucoup d’autres également, je fais mon métier inutile avec passion. Je suis astronome. J’observe les étoiles. Oh, pas toutes évidemment. Ma spécialité — il y en a bien d’autres possibles — ce sont les étoiles qui deviennent des trous noirs. Vous avez certainement dû en entendre parler. Je fais cela tous les jours (vraiment tous), puisque mon esprit scientifique ne s’arrête pas en sortant de mon laboratoire, de même que mon esprit citoyen ne s’arrête pas quand j’y entre. Bref, l’étude des trous noirs dans la Voie Lactée, sérieusement et passionnément, c’est ma préoccupation quotidienne. Étonnant, non ?
Et très franchement, vous n’imaginez pas à quel point vous avez besoin de moi, Mr. le Président. Ou plus précisément, à quel point vous avez besoin de gens "inutiles" qui passent leur temps à observer les étoiles. J’aimerais vous en convaincre, et pour cela je vais faire comme vous : je vais rompre avec les discours pontifiants habituels du genre : "Il faut développer une économie du savoir", ou "la vie sans la culture et le savoir n’est pas digne d’un pays moderne..." ou plus inepte encore "depuis la nuit des temps, les hommes regardent le ciel."
L’idée que je veux vous montrer tient en peu de choses, Mr. le Président. Vous avez certainement déjà utilisé un GPS, chose devenue commune aujourd’hui. Il y a pourtant un ingrédient essentiel du GPS qui provient directement de la recherche publique fondamentale qui s’appelle la relativité générale, découverte par Albert Einstein. Ce n’est pas seulement qu’un GPS ne peut pas fonctionner sans la relativité, mais bien l’idée même de positionnement précis par satellites qui est impossible à envisager, sans la relativité. Pas de relativité, pas de GPS. C’est aussi simple que cela. L’argument du GPS est évidemment simpliste, mais il est juste. Mieux : pour avoir, demain, les prochaines technologies, les prochains matériaux, les prochains concepts, les prochaines possibilités, on a besoin de comprendre la nature dans les détails, tous les détails. Encore mieux : pour avoir le choix de nos orientations futures, on a besoin de comprendre ces détails. On a aussi besoin évidemment d’apprendre à manipuler les nouvelles possibilités matérielles offertes par la recherche, mais les deux choses ne sont pas faites par les mêmes personnes. Bien que les chercheurs soient aussi les utilisateurs de la technologie, ce sont les industriels qui dépendent ultimement de nous, les chercheurs et les ingénieurs de recherche, et de nos résultats, et certainement pas l’inverse. Nos buts (et nos rêves) ne sont pas du tout les mêmes : la relativité vient avant le GPS.
Pour comprendre le monde dans les détails on utilise la physique. Certes également la biologie, la chimie, les autres sciences de la nature, et tout le reste, mais je veux vous parlez de ce que je connais. La physique, c’est notre manière de comprendre — assez efficace jusqu’ici vous en conviendrez — le monde. La raison pour laquelle, vous, Mr. le Président, avez besoin de gens qui observent les étoiles toute l’année est très simple : la planète Terre elle-même n’est pas un laboratoire suffisamment grand. Pas assez grand, pas assez confiné, pas assez chaud, pas assez vide, pas assez dense, que sais-je. Certes, il existe des laboratoires géants comme le CERN et ITER dans quelques années, mais ça n’est pas suffisant. La planète Terre n’est pas assez grande pour nos idées, Mr. le Président. Et de très loin. Donc on utilise l’univers et les étoiles. C’est le seul "laboratoire" qui nous permette d’atteindre les conditions extrêmes de la nature nécessaires au tripatouillage incessant de nos idées, à l’exploration permanente des frontières de notre ignorance. Les trous noirs sont d’ailleurs un exemple parfaitement adapté, puisqu’à ce jour seule la relativité (la même que celle des GPS) permet de les appréhender, presque complètement.
En résumé, pour que nous (et donc vous) ayons des choix devant nous, nous avons besoin de comprendre les détails, et pour cela, il faut observer et comprendre l’univers. Ce qui peut vous paraître étrange, mais qui est pourtant essentiel, c’est le découplage souvent total entre les motivations qui poussent la recherche en avant, et celles qui nous font construire des GPS. La relativité générale sert à faire des modèles d’univers et de trous noirs, notamment. Et aussi des GPS. Mais on ne l’a pas trouvée en cherchant des GPS. Les astronomes veulent comprendre l’univers et les étoiles, et ce faisant, élargissent lentement le champ des possibilités. Lentement, les chercheurs élargissent le terrain de jeu des ingénieurs. Pas l’inverse. Malgré la confusion aujourd’hui instantanée entre science et technologie, en permanence relayée par la presse, c’est bien une découverte de physique fondamentale sur le magnétisme de la matière que le dernier Prix Nobel de physique récompense. Les nouveaux disques durs sont venus après.
Sachez aussi que la recherche est, par essence, infiniment libérale dans son fonctionnement. On ne fait pas de recherche "sociale", dans le sens où l’on ne cherche aucunement à prendre soin des idées les plus pauvres. De plus, la réussite scientifique doit faire face à une intense concurrence. Rien qu’en astrophysique, durant les 2 ans qu’une simple nouvelle idée, au minimum, met à émerger, environ 25000 autres articles sont déjà sortis... La compétition et la culture des résultats, on connaît très bien, et on n’a pas de leçons à recevoir des économistes, ni de personne d’autre. Si c’est comme cela, c’est évidemment que l’on pense que ça produit les meilleures idées, à court terme. A long terme aussi certainement, mais on ne peut pas le prouver.
Eminemment libéral pour faire les meilleures idées, le système de la recherche fondamentale publique civile doit, lui, être éminemment stable, encore pour une raison simple : même si aujourd’hui la recherche se diversifie toujours plus, ouvrant de nouveaux champs conceptuels, les chercheurs ne pensent pas plus vite qu’avant. Dans l’histoire de l’humanité, nous sommes certainement les mieux équipés (le GPS), mais on "pense", on réfléchit probablement aussi lentement que dans l’Antiquité. Ainsi, alors que l’accroissement de l’innovation industrielle peut éventuellement être corrélée avec le nombre d’ingénieurs, ce n’est pas le cas de la recherche fondamentale, des chercheurs, et de tous ceux qui oeuvrent dans les laboratoires de recherche publique civile. Parce que le critère d’excellence de la recherche n’est pas la rapidité d’exécution d’un projet, ni le nombre de ses brevets, mais la liberté de ses acteurs. Plus la liberté est grande, meilleure sera la recherche. Bien sûr, la liberté a un prix : dans tous les cas de figures, peu importe les règles et les structures, il est certain que la plupart des chercheurs ne trouvera rien de fondamental. Tous contribuent néanmoins au brassage vital et incessant des idées, qui permettra à quelques-uns de sortir la tête de l’eau, et de faire LA découverte. Vous voyez, le système est très libéral, et totalement injuste, puisque le résultat et la reconnaissance ultime ne sont pas corrélés à la quantité de travail. Je ne travaille pas moins, ni moins bien que le dernier Prix Nobel.
Donc parlons franchement, Mr. le Président. Parlons de ma liberté. Ma liberté de penser, et de mouvement. Comment voulez-vous que je développe une recherche de qualité si mon horizon matériel est de 2 ans, c’est-à-dire grosso modo le temps de réalisation d’une seule idée ? Comment voulez-vous que je développe la recherche de pointe dont vous aurez besoin, si je dois envisager sérieusement d’être payé un peu plus que le SMIC, à 33 ans, bac+9+5 ans de post-doc, parlant 3 langues, avec des idées et des ambitions, déjà 8 ans d’expérience à l’étranger, sans fonds pour voyager et collaborer, et sans moyen réel d’engager des étudiants ? Qui va me payer, Mr. le Président, si ce n’est pas vous ? J’ai besoin de moyens, et ceux que vous m’offrez sont très insuffisants. Mon université est au bord de la cessation de paiements, la faillite. Mon labo a "eu de la chance" cette année puisqu’avec un effectif en croissance de 20 %, il est un des deux seuls labos français qui n’a pas vu sa minuscule dotation de base diminuer. L’équipe dans laquelle je travaille ne recevra pas un rond de mon labo. Nous allons tant bien que mal réussir néanmoins à récupérer péniblement 10 000 euros, par parties, dans la multitude de programmes nationaux. Nous sommes 16 personnes dans mon équipe : 625 euros par chercheur cette année ! Vous avez une préférence pour la couleur des crayons ? J’aimerais voir grand (j’ai besoin de 10 fois plus), seule attitude raisonnable pour réussir. Pour cela, j’ai besoin d’un environnement matériel serein (je suis jeune père de famille), pour que mon activité mentale tourne vite, bien, et longtemps. Je ne veux pas devoir me demander si l’on manque de stylos, et si j’ai le droit, ou pas, de me faire rembourser mes aspirines.
Il peut sembler assez misérable de venir mendier de l’argent comme cela, en public. Mais je ne viens pas vous demander quelques piécettes, Mr. le Président. Je ne vous demande ni l’aumône, ni la Lune. Je vous demande des milliards d’euros. Vite. Je vous demande d’arrêter de financer, avec l’argent des contribuables français, la recherche américaine. Je vous demande d’arrêter de prendre implicitement les chercheurs pour des employés de Total ou de l’armée. A charge à ces entreprises, et à elles seules, d’entreprendre précisément leurs recherches. Tout est fait aujourd’hui comme si la lente décantation nécessaire entre la découverte fondamentale et ses applications industrielles pouvait être organisée, ou pire, optimisée. Einstein pensait-il au GPS ? A-t-on trouvé la magnétorésistance géante en cherchant des disques durs ? Le croire, c’est plomber les chercheurs avec des contraintes ineptes, c’est détruire leur métier. La recherche fondamentale ne peut pas être optimisée. Seulement encouragée. Par la liberté, et la liberté d’action, d’entreprendre. Je vous demande de vrais moyens. En retour, je ne vous promets absolument rien. Mes pairs, et eux seulement, jugeront de la qualité de mon travail, et de ma motivation. Je vous demande à vous qu’une chose simple, mais essentielle : la compréhension et la reconnaissance (notamment matérielle, mais pas seulement) du rôle essentiel que nous jouons, des résultats que nous obtenons, pour tout le monde.
Je sais, c’est dur de payer correctement des gens qui ne vont pour la plupart, en apparence, rien trouver d’important. Cela semble à la fois injuste face à ceux qui se lèvent tôt (les astronomes se couchent très tard), et surtout si difficile à évaluer. Mais pourquoi croyez-vous que tout semble aller si mal aujourd’hui en France ? Ne serait-ce pas un simple mais monumental déficit d’investissement dans l’intelligence ? Le gain de la recherche pour la société est précisément "incalculable", dans tous les sens du terme. La recherche est puissante, mais lente. La rendre "rapide" et "évaluable", c’est la vider de son utilité même. Bien sûr, ce gain se fera surtout sentir pour nos enfants et petits-enfants. Vous êtes père de famille, et donc savez qu’il faut prévoir longtemps à l’avance, alors que tant de problèmes semblent si urgents déjà aujourd’hui.
Une vraie liberté de moyens ne va évidemment pas sans une modification profonde du système en place. Je ne vois qu’une seule raison pour laquelle cela n’a pas été déjà fait : le contrôle, le pilotage. Autant je peux comprendre qu’il faille déterminer une politique scientifique globale à l’échelle nationale, pour engager de lourds investissements dans un domaine (ITER), autant cette conception est ontologiquement impossible et désespérément épuisante à l’échelle du chercheur que je suis. Vous voulez pilotez mes projets, Mr. le Président ? Sur les trous noirs galactiques ?...
Il faut simplifier le système à un point que je n’ai jamais vu évoqué dans les médias. Mais les gens se mettront d’accord si l’argent est dans les comptes, sans entourloupes comptables répétées comme c’est le cas depuis des années. Vous ne pouvez tout simplement pas imaginer la quantité de sueur mise dans la justification de la recherche, justification que vous exigez, structurellement, par le biais d’une constellation de comités d’évaluation, plutôt que dans la recherche elle-même. On se retrouve dans la situation paradoxale où des chercheurs de talent nous présentent en grandes pompes des immenses projets interdisciplinaires fallacieux, supposément à la pointe de la recherche, alors qu’il ne font que ramasser le maximum de miettes. Voir des astronomes atteindre le même niveau de vacuité dans leur vocabulaire que les politiques est ubuesque. Quels intérêts intergalactiques cherchent-ils donc à protéger ?
Je ne travaillerai jamais pour Total ou l’armée, ni pour le prochain GPS. Je travaille avec acharnement pour dépasser Albert Einstein. Pour cela il faut supprimer l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), parce que la recherche fondamentale publique civile est un flux, pas une collection de petites boîtes appelées "projets". L’ANR, même généreuse, est une agence à financer des projets qui sont déjà structurellement actifs, fonctionnant autour d’une communauté de spécialistes reconnue. Mais il est de ma responsabilité de jeune chercheur de ne surtout pas devenir un simple employé de cette recherche. Certes, jusqu’ici, un petit 30% des crédits de l’ANR ont été reservés à des projets dits "blancs", qui ne dépendent pas d’une politique scientifique ou technologique plus globale. Mais la hauteur relativement élevée de leur financement, nécessitant de nous transformer en gestionnaires responsables, est irréconciliable avec l’ultime front de la recherche, l’ultime front des idées, de l’inconnu. C’est pourtant là, et le long apprentissage de mon métier m’y a préparé, qu’il me tarde d’aller. L’ANR, et tous les financements connexes qu’elle assèche, est une atteinte à ma liberté de penser, qui elle, est essentielle, puisqu’elle seule peut me faire croire (et c’est le début de la réussite) que je pourrais peut-être un jour faire mieux qu’Einstein. Je veux juste vous faire comprendre que les meilleures recherches sont celles qui ont des résultats totalement imprévisibles. C’est même à cela qu’on les reconnaît. Si vous voulez une vraie recherche, qui donne des résultats, il vous faut engager des chercheurs permanents et libres (pas de simples employés de recherche) qui délirent ensemble le plus possible, avec un flux constant et abondant de crédits. Le risque est virtuellement nul, puisqu’il n’arrive dans la pratique jamais que l’on ne trouve "rien". Et surtout ne me demandez pas de passer un énième diplôme ou une Habilitation à Diriger des Recherches. Des diplômes, on en a tous suffisamment. Là, on a surtout besoin de liberté, et de liberté d’action.
Il serait puérilement facile de ma part de vous demander, Mr. le Président, à chaque fois que vous levez les yeux vers le ciel, de penser aux astronomes de ce pays. Mais sachez que nous, en regardant les étoiles, on est bien obligé de penser à vous, aux moyens que vous nous donnez, et de maudire à la fois le ciel de nous révéler si petits, et votre politique de nous promettre de le rester.
Veuillez agréer, Mr. le Président, mes salutations très respectueuses.
Mr. le Président,
Je vous écris pour vous parler de la recherche française. Pas de recherche et développement, ou d’innovation, mais de recherche fondamentale publique civile. Ma démarche est totalement personnelle. Je ne viens pas simplement vous dire que la recherche va mal. Vous le savez déjà, et d’autres vous l’ont déjà dit beaucoup mieux que moi. Le problème je pense, c’est que vous n’avez pas du tout compris pourquoi ni comment la recherche fonctionne, et quel est son intérêt fondamental pour tout le monde. Cette incompréhension me gêne, et surtout, me semble décider de mon avenir. Je viens donc insister sur un seul point central : la liberté. Rassurez-vous, je vous épargnerai la bête énumération des conséquences d’un sous-financement chronique, bien que, vous l’aurez compris, je viens quand même vous réclamer beaucoup d’argent. Et même plus, puisque je souhaiterais que vous, et tout le monde à travers vous, compreniez que lier la recherche fondamentale à ses applications industrielles, c’est assurément détruire la première aujourd’hui, mais également les secondes demain.
Sachez avant tout que je suis, économiquement parlant, parfaitement inutile. Je n’ai par exemple aucun contact avec une quelconque industrie ou entreprise de ce pays ou d’un autre, grande ou petite, et cela ne m’intéresse pas du tout. C’est précisément ma parfaite inutilité économique directe qui me fait également croire que mon cas, aussi minuscule soit il, est représentatif d’une large portion silencieuse du corps des chercheurs de ce pays. Comme beaucoup d’autres également, je fais mon métier inutile avec passion. Je suis astronome. J’observe les étoiles. Oh, pas toutes évidemment. Ma spécialité — il y en a bien d’autres possibles — ce sont les étoiles qui deviennent des trous noirs. Vous avez certainement dû en entendre parler. Je fais cela tous les jours (vraiment tous), puisque mon esprit scientifique ne s’arrête pas en sortant de mon laboratoire, de même que mon esprit citoyen ne s’arrête pas quand j’y entre. Bref, l’étude des trous noirs dans la Voie Lactée, sérieusement et passionnément, c’est ma préoccupation quotidienne. Étonnant, non ?
Et très franchement, vous n’imaginez pas à quel point vous avez besoin de moi, Mr. le Président. Ou plus précisément, à quel point vous avez besoin de gens "inutiles" qui passent leur temps à observer les étoiles. J’aimerais vous en convaincre, et pour cela je vais faire comme vous : je vais rompre avec les discours pontifiants habituels du genre : "Il faut développer une économie du savoir", ou "la vie sans la culture et le savoir n’est pas digne d’un pays moderne..." ou plus inepte encore "depuis la nuit des temps, les hommes regardent le ciel."
L’idée que je veux vous montrer tient en peu de choses, Mr. le Président. Vous avez certainement déjà utilisé un GPS, chose devenue commune aujourd’hui. Il y a pourtant un ingrédient essentiel du GPS qui provient directement de la recherche publique fondamentale qui s’appelle la relativité générale, découverte par Albert Einstein. Ce n’est pas seulement qu’un GPS ne peut pas fonctionner sans la relativité, mais bien l’idée même de positionnement précis par satellites qui est impossible à envisager, sans la relativité. Pas de relativité, pas de GPS. C’est aussi simple que cela. L’argument du GPS est évidemment simpliste, mais il est juste. Mieux : pour avoir, demain, les prochaines technologies, les prochains matériaux, les prochains concepts, les prochaines possibilités, on a besoin de comprendre la nature dans les détails, tous les détails. Encore mieux : pour avoir le choix de nos orientations futures, on a besoin de comprendre ces détails. On a aussi besoin évidemment d’apprendre à manipuler les nouvelles possibilités matérielles offertes par la recherche, mais les deux choses ne sont pas faites par les mêmes personnes. Bien que les chercheurs soient aussi les utilisateurs de la technologie, ce sont les industriels qui dépendent ultimement de nous, les chercheurs et les ingénieurs de recherche, et de nos résultats, et certainement pas l’inverse. Nos buts (et nos rêves) ne sont pas du tout les mêmes : la relativité vient avant le GPS.
Pour comprendre le monde dans les détails on utilise la physique. Certes également la biologie, la chimie, les autres sciences de la nature, et tout le reste, mais je veux vous parlez de ce que je connais. La physique, c’est notre manière de comprendre — assez efficace jusqu’ici vous en conviendrez — le monde. La raison pour laquelle, vous, Mr. le Président, avez besoin de gens qui observent les étoiles toute l’année est très simple : la planète Terre elle-même n’est pas un laboratoire suffisamment grand. Pas assez grand, pas assez confiné, pas assez chaud, pas assez vide, pas assez dense, que sais-je. Certes, il existe des laboratoires géants comme le CERN et ITER dans quelques années, mais ça n’est pas suffisant. La planète Terre n’est pas assez grande pour nos idées, Mr. le Président. Et de très loin. Donc on utilise l’univers et les étoiles. C’est le seul "laboratoire" qui nous permette d’atteindre les conditions extrêmes de la nature nécessaires au tripatouillage incessant de nos idées, à l’exploration permanente des frontières de notre ignorance. Les trous noirs sont d’ailleurs un exemple parfaitement adapté, puisqu’à ce jour seule la relativité (la même que celle des GPS) permet de les appréhender, presque complètement.
En résumé, pour que nous (et donc vous) ayons des choix devant nous, nous avons besoin de comprendre les détails, et pour cela, il faut observer et comprendre l’univers. Ce qui peut vous paraître étrange, mais qui est pourtant essentiel, c’est le découplage souvent total entre les motivations qui poussent la recherche en avant, et celles qui nous font construire des GPS. La relativité générale sert à faire des modèles d’univers et de trous noirs, notamment. Et aussi des GPS. Mais on ne l’a pas trouvée en cherchant des GPS. Les astronomes veulent comprendre l’univers et les étoiles, et ce faisant, élargissent lentement le champ des possibilités. Lentement, les chercheurs élargissent le terrain de jeu des ingénieurs. Pas l’inverse. Malgré la confusion aujourd’hui instantanée entre science et technologie, en permanence relayée par la presse, c’est bien une découverte de physique fondamentale sur le magnétisme de la matière que le dernier Prix Nobel de physique récompense. Les nouveaux disques durs sont venus après.
Sachez aussi que la recherche est, par essence, infiniment libérale dans son fonctionnement. On ne fait pas de recherche "sociale", dans le sens où l’on ne cherche aucunement à prendre soin des idées les plus pauvres. De plus, la réussite scientifique doit faire face à une intense concurrence. Rien qu’en astrophysique, durant les 2 ans qu’une simple nouvelle idée, au minimum, met à émerger, environ 25000 autres articles sont déjà sortis... La compétition et la culture des résultats, on connaît très bien, et on n’a pas de leçons à recevoir des économistes, ni de personne d’autre. Si c’est comme cela, c’est évidemment que l’on pense que ça produit les meilleures idées, à court terme. A long terme aussi certainement, mais on ne peut pas le prouver.
Eminemment libéral pour faire les meilleures idées, le système de la recherche fondamentale publique civile doit, lui, être éminemment stable, encore pour une raison simple : même si aujourd’hui la recherche se diversifie toujours plus, ouvrant de nouveaux champs conceptuels, les chercheurs ne pensent pas plus vite qu’avant. Dans l’histoire de l’humanité, nous sommes certainement les mieux équipés (le GPS), mais on "pense", on réfléchit probablement aussi lentement que dans l’Antiquité. Ainsi, alors que l’accroissement de l’innovation industrielle peut éventuellement être corrélée avec le nombre d’ingénieurs, ce n’est pas le cas de la recherche fondamentale, des chercheurs, et de tous ceux qui oeuvrent dans les laboratoires de recherche publique civile. Parce que le critère d’excellence de la recherche n’est pas la rapidité d’exécution d’un projet, ni le nombre de ses brevets, mais la liberté de ses acteurs. Plus la liberté est grande, meilleure sera la recherche. Bien sûr, la liberté a un prix : dans tous les cas de figures, peu importe les règles et les structures, il est certain que la plupart des chercheurs ne trouvera rien de fondamental. Tous contribuent néanmoins au brassage vital et incessant des idées, qui permettra à quelques-uns de sortir la tête de l’eau, et de faire LA découverte. Vous voyez, le système est très libéral, et totalement injuste, puisque le résultat et la reconnaissance ultime ne sont pas corrélés à la quantité de travail. Je ne travaille pas moins, ni moins bien que le dernier Prix Nobel.
Donc parlons franchement, Mr. le Président. Parlons de ma liberté. Ma liberté de penser, et de mouvement. Comment voulez-vous que je développe une recherche de qualité si mon horizon matériel est de 2 ans, c’est-à-dire grosso modo le temps de réalisation d’une seule idée ? Comment voulez-vous que je développe la recherche de pointe dont vous aurez besoin, si je dois envisager sérieusement d’être payé un peu plus que le SMIC, à 33 ans, bac+9+5 ans de post-doc, parlant 3 langues, avec des idées et des ambitions, déjà 8 ans d’expérience à l’étranger, sans fonds pour voyager et collaborer, et sans moyen réel d’engager des étudiants ? Qui va me payer, Mr. le Président, si ce n’est pas vous ? J’ai besoin de moyens, et ceux que vous m’offrez sont très insuffisants. Mon université est au bord de la cessation de paiements, la faillite. Mon labo a "eu de la chance" cette année puisqu’avec un effectif en croissance de 20 %, il est un des deux seuls labos français qui n’a pas vu sa minuscule dotation de base diminuer. L’équipe dans laquelle je travaille ne recevra pas un rond de mon labo. Nous allons tant bien que mal réussir néanmoins à récupérer péniblement 10 000 euros, par parties, dans la multitude de programmes nationaux. Nous sommes 16 personnes dans mon équipe : 625 euros par chercheur cette année ! Vous avez une préférence pour la couleur des crayons ? J’aimerais voir grand (j’ai besoin de 10 fois plus), seule attitude raisonnable pour réussir. Pour cela, j’ai besoin d’un environnement matériel serein (je suis jeune père de famille), pour que mon activité mentale tourne vite, bien, et longtemps. Je ne veux pas devoir me demander si l’on manque de stylos, et si j’ai le droit, ou pas, de me faire rembourser mes aspirines.
Il peut sembler assez misérable de venir mendier de l’argent comme cela, en public. Mais je ne viens pas vous demander quelques piécettes, Mr. le Président. Je ne vous demande ni l’aumône, ni la Lune. Je vous demande des milliards d’euros. Vite. Je vous demande d’arrêter de financer, avec l’argent des contribuables français, la recherche américaine. Je vous demande d’arrêter de prendre implicitement les chercheurs pour des employés de Total ou de l’armée. A charge à ces entreprises, et à elles seules, d’entreprendre précisément leurs recherches. Tout est fait aujourd’hui comme si la lente décantation nécessaire entre la découverte fondamentale et ses applications industrielles pouvait être organisée, ou pire, optimisée. Einstein pensait-il au GPS ? A-t-on trouvé la magnétorésistance géante en cherchant des disques durs ? Le croire, c’est plomber les chercheurs avec des contraintes ineptes, c’est détruire leur métier. La recherche fondamentale ne peut pas être optimisée. Seulement encouragée. Par la liberté, et la liberté d’action, d’entreprendre. Je vous demande de vrais moyens. En retour, je ne vous promets absolument rien. Mes pairs, et eux seulement, jugeront de la qualité de mon travail, et de ma motivation. Je vous demande à vous qu’une chose simple, mais essentielle : la compréhension et la reconnaissance (notamment matérielle, mais pas seulement) du rôle essentiel que nous jouons, des résultats que nous obtenons, pour tout le monde.
Je sais, c’est dur de payer correctement des gens qui ne vont pour la plupart, en apparence, rien trouver d’important. Cela semble à la fois injuste face à ceux qui se lèvent tôt (les astronomes se couchent très tard), et surtout si difficile à évaluer. Mais pourquoi croyez-vous que tout semble aller si mal aujourd’hui en France ? Ne serait-ce pas un simple mais monumental déficit d’investissement dans l’intelligence ? Le gain de la recherche pour la société est précisément "incalculable", dans tous les sens du terme. La recherche est puissante, mais lente. La rendre "rapide" et "évaluable", c’est la vider de son utilité même. Bien sûr, ce gain se fera surtout sentir pour nos enfants et petits-enfants. Vous êtes père de famille, et donc savez qu’il faut prévoir longtemps à l’avance, alors que tant de problèmes semblent si urgents déjà aujourd’hui.
Une vraie liberté de moyens ne va évidemment pas sans une modification profonde du système en place. Je ne vois qu’une seule raison pour laquelle cela n’a pas été déjà fait : le contrôle, le pilotage. Autant je peux comprendre qu’il faille déterminer une politique scientifique globale à l’échelle nationale, pour engager de lourds investissements dans un domaine (ITER), autant cette conception est ontologiquement impossible et désespérément épuisante à l’échelle du chercheur que je suis. Vous voulez pilotez mes projets, Mr. le Président ? Sur les trous noirs galactiques ?...
Il faut simplifier le système à un point que je n’ai jamais vu évoqué dans les médias. Mais les gens se mettront d’accord si l’argent est dans les comptes, sans entourloupes comptables répétées comme c’est le cas depuis des années. Vous ne pouvez tout simplement pas imaginer la quantité de sueur mise dans la justification de la recherche, justification que vous exigez, structurellement, par le biais d’une constellation de comités d’évaluation, plutôt que dans la recherche elle-même. On se retrouve dans la situation paradoxale où des chercheurs de talent nous présentent en grandes pompes des immenses projets interdisciplinaires fallacieux, supposément à la pointe de la recherche, alors qu’il ne font que ramasser le maximum de miettes. Voir des astronomes atteindre le même niveau de vacuité dans leur vocabulaire que les politiques est ubuesque. Quels intérêts intergalactiques cherchent-ils donc à protéger ?
Je ne travaillerai jamais pour Total ou l’armée, ni pour le prochain GPS. Je travaille avec acharnement pour dépasser Albert Einstein. Pour cela il faut supprimer l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), parce que la recherche fondamentale publique civile est un flux, pas une collection de petites boîtes appelées "projets". L’ANR, même généreuse, est une agence à financer des projets qui sont déjà structurellement actifs, fonctionnant autour d’une communauté de spécialistes reconnue. Mais il est de ma responsabilité de jeune chercheur de ne surtout pas devenir un simple employé de cette recherche. Certes, jusqu’ici, un petit 30% des crédits de l’ANR ont été reservés à des projets dits "blancs", qui ne dépendent pas d’une politique scientifique ou technologique plus globale. Mais la hauteur relativement élevée de leur financement, nécessitant de nous transformer en gestionnaires responsables, est irréconciliable avec l’ultime front de la recherche, l’ultime front des idées, de l’inconnu. C’est pourtant là, et le long apprentissage de mon métier m’y a préparé, qu’il me tarde d’aller. L’ANR, et tous les financements connexes qu’elle assèche, est une atteinte à ma liberté de penser, qui elle, est essentielle, puisqu’elle seule peut me faire croire (et c’est le début de la réussite) que je pourrais peut-être un jour faire mieux qu’Einstein. Je veux juste vous faire comprendre que les meilleures recherches sont celles qui ont des résultats totalement imprévisibles. C’est même à cela qu’on les reconnaît. Si vous voulez une vraie recherche, qui donne des résultats, il vous faut engager des chercheurs permanents et libres (pas de simples employés de recherche) qui délirent ensemble le plus possible, avec un flux constant et abondant de crédits. Le risque est virtuellement nul, puisqu’il n’arrive dans la pratique jamais que l’on ne trouve "rien". Et surtout ne me demandez pas de passer un énième diplôme ou une Habilitation à Diriger des Recherches. Des diplômes, on en a tous suffisamment. Là, on a surtout besoin de liberté, et de liberté d’action.
Il serait puérilement facile de ma part de vous demander, Mr. le Président, à chaque fois que vous levez les yeux vers le ciel, de penser aux astronomes de ce pays. Mais sachez que nous, en regardant les étoiles, on est bien obligé de penser à vous, aux moyens que vous nous donnez, et de maudire à la fois le ciel de nous révéler si petits, et votre politique de nous promettre de le rester.
Veuillez agréer, Mr. le Président, mes salutations très respectueuses.
Cédric Foellmi
Post-doc au Laboratoire d’AstrOphysique de Grenoble
Post-doc au Laboratoire d’AstrOphysique de Grenoble
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