mardi 4 décembre 2007

L’Université comme entreprise, le savoir comme marchandise

par Filippo Viola (Université de Rome – La Sapienza)
Mme Moratti (Ministre de l’éducation nationale en Italie de 2001 à 2006) porte jusqu’aux extrêmes conséquences une logique d’entreprise qui s’est installée dans la vie universitaire avec l’introduction du LMD. Les retombées de ce détour sont connues : réduction du savoir à pure opérativité technique et fragmentation des enseignements dans une quantité de modules didactiques.
Les étudiants – avec l’intelligence collective propre aux mouvements – ont saisi tout de suite la continuité du dernier arrêté avec les interventions du centre-gauche. A partir de la revendication du droit aux études et au savoir, ils ont inscrit dans le calendrier de la contestation leur dramatique condition matérielle et immatérielle.
Entre les droits d’inscriptions astronomiques, les livres très coûteux, les chambres qui se louent à des prix de spéculation, sans parler de l’augmentation du coût de la vie, désormais étudier à l’université est devenu un luxe que peu de jeunes peuvent se permettre. Tout cela dans un contexte de précarité durable et de marginalité, à cause d’une organisation sociale fondée sur le rôle central de l’entreprise.
L’introduction de la logique de l’entreprise dans l’université, c’est-à-dire dans une institution culturelle et scientifique qui a derrière elle des siècles d’histoire, équivaut à une transplantation d’organe. Il fallait s’attendre, donc, à une réaction globale de rejet.
D’où une stratégie subtile visant le soutien d’un processus de transformation en entreprise avec une opération idéologique qui déplace l’attention de la qualité fonctionnelle à l’efficacité administrative. L’écart n’est pas de moindre importance. On passe des finesses de l’élaboration intellectuelle aux rudesses du calcul comptable. On ressent le changement dans l’air et il se reflète aussi sur l’organisation de la vie universitaire. Un étudiant ne suit pas des études, il accumule des crédits. Un enseignant n’est pas un chercheur avec une biographie particulière et une personnalité culturelle et scientifique. C’est un budget. Sur cette voie, on arrive à affirmer officiellement qu’un enseignant âgé équivaut à deux enseignants fraîchement nommés. L’idéologie de l’efficacité prétend séparer la gestion administrative de l’université de sa fonction culturelle et scientifique.
Dans le premier domaine, le critère d’évaluation est le taux de productivité, dans le second ce serait le niveau scientifique. En réalité, la logique de l’entreprise est invasive. Il n’y a plus un seul aspect de la vie universitaire qui n’en soit affecté. On finit par modeler la production scientifique sur les paramètres de la production industrielle. La figure du chercheur savant est à son crépuscule. S’affirme de plus en plus la figure du manager culturel, capable de placer sur le marché les sous-produits de l’entreprise universitaire.
Que voulez-vous que pèsent les droits acquis et les destins personnels de milliers de femmes et d’hommes face à l’exaltant projet de modernisation du système universitaire, visant l’adaptation aux urgentes exigences de la production capitaliste ?
En fonction du processus de modernisation, l’université tend à se déterminer de plus en plus comme une simple structure de pouvoir. Les hiérarchies de pouvoir à l’université ne sont certes pas un fait nouveau. Cependant, à l’intérieur du processus de transformation en entreprise, elles subissent une mutation considérable. De la structure de type féodal on passe à l’organisation managériale de type industriel.
Et les étudiants ?
La soumission de l’institution universitaire à la logique de l’entreprise comporte une restructuration qui agit dans deux directions : d’un côté sur la formation du savoir et de l’autre sur les sujets sociaux qui doivent se faire porteurs de fonctions étrangères à la culture et à la science. Sur ce second versant, on voit se dessiner un sujet étudiant adapté aux dynamiques du marché. A l’université une vaste précarité sociale s’est installée: les jeunes qui se débrouillent de mille façons dans des conditions misérables. Un sujet avec de telles caractéristiques – dépossédé de toute certitude existentielle et donc culturellement inquiet, discontinu, imprévisible – peut, d’une part, être facilement soumis au chantage et à la surexploitation, d’autres part, il peut devenir une bombe à retardement à l’intérieur d’une logique managériale de la formation et de la recherche. Il faut donc le remodeler par une institution académique qui souhaite se donner une image centrée sur la valeur du rendement de l’entreprise.
L’université, pour se présenter avec des fonctions de manager dans le libre marché, tend à offrir la figure d’un jeune lié à un savoir exclusivement technique, directement utilisable dans le processus de production et disponible à vivre dans un état de précarité permanente. Dans ce cadre, le bouleversement de la formation universitaire est hautement significatif.
La formation n’est pas conçue en fonction du développement culturel des étudiants, mais par rapport à l’utilisation technique. Cet abaissement du niveau des objectifs au sein de la formation comporte une redéfinition du rapport entre université et marché du travail. C’est le marché qui crée les profils professionnels. L’université se voit réserver un rôle subordonné : produire les profils professionnels que les entreprises demandent. Mais les choses ne s’arrêtent pas là.
On se dirige vers un rapport de plus en plus étroit entre universités et industries du territoire, au point que les industriels peuvent assumer un rôle à l’intérieur de l’université et en déterminer les choix. Le modèle qui se dessine a des effets dévastateurs sur le rôle de l’université dans la société. En même temps, les facultés perdent, dans la pratique, leur autonomie culturelle et scientifique. Elles ne peuvent plus mettre en place des projets autonomes, car elles doivent rester attentives aux variations qui se produisent dans le marché du travail. Et, puisque ces variations sont de plus en plus rapides, alors que la science et la culture ont besoin de projets de vaste envergure, l’université se définit désormais comme le siège institutionnel de la formation supérieure et tend à se présenter sur le marché comme simple agence de service professionnel. Le projet de l’université comme entreprise comporte la perte d’une importante ressource culturelle et scientifique pour la collectivité, ressource à laquelle elle pourrait puiser pour dessiner son propre futur.
Une perte non négligeable, dans la perspective – entièrement à construire - d’une organisation démocratique et populaire des études et de la recherche.

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